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  Shakespeare vu par Burgess

Quand Antony Burgess était professeur en Malaisie dans les années 50, il a décidé d'écrire un manuel de la littérature anglaise pour ses élèves. Editée sous le titre de "English Literature" en 1958 ed. Longman, cette oeuvre étonne par sa clarté et sa simplicité. Dans son chapitre sur Shakespeare, il rend hommage à l'auteur fondateur de la langue et du théâtre anglais.


"Ce chapitre devait se limiter à son titre. Que puis-je dire en effet de plus sur Shakespeare qui n'ait été dit ? On peut concevoir qu'il ait eu pour but principal de devenir gentilhomme et non pas artiste, que son théâtre ait été le moyen de parvenir à cette fin. Shakespeare voulait acquérir du bien - de la terre et des maisons - ce qui signifiait gagner de l'argent ; écrire des pièces fut d'abord un moyen de gagner de l'argent. Il n'a jamais visé la postérité (sauf peut-être dans ses poèmes) ; il ne voyait que le présent.

La salle de théâtre, voici ce qui a passionné Shakespeare le dramaturge, et malheur à nous si nous l'oublions. Chaque fois que nous nous apprétons à lire une de ses pièces, nous devrions avoir en tête une salle semblable au Globe et imaginer la représentation qui s'y donne. Cela nous évitera de penser Hamlet ou Macbeth - comme l'ont fait les érudits du dix-neuvième siècle - en termes de "personnes rèelles" et de poser des questions du genre : "Que faisait Hamlet avant que l'action ne commence ?" ou "Macbeth a-t-il eu une enfance malheureuse ?" - Voir dans ces personnages des "personnes rèelles", que l'on pourrait séparer des pièces dans lesquelles ils apparaissent, serait commetre une grossière bévue. Shakespeare a conçu Hamlet comme un role pour Dick Burbage et Touchstone comme un rôle pour Armin. Que faisait Hamlet avant le début de la pièce ? Il était probablement en train de boire de la bière, de se coiffer et de brosser son pourpoint. Hamlet ne commence à exister lorsqu'on le découvre sur les planches, Acte I, scène II, il n'est qu'un acteur en proie au trac.

Pourquoi tant d'héroines de Shakespeare s'habillent-elles soudain en garçon ? Parce que ces héroines étaient des garçons et se sentaient plus à l'aise (jouaient mieux aussi, probablement) vetues en garçon. Pourquoi la reine dit-elle qu'Hamlet est "gros et poussif" ? Parce que Burbage était probablement gros, poussif et mauvais escrimeur. Pourquoi tenter de le dissimuler au public ? Le théâtre shakepearien à très peu recours au "faire semblant". Pas de décors, de costumes, rien qui tente de convaincre le public qu'il vit dans les anciennes Rome, Grèce ou Grande-Bretagne. Jules César et Coriolan proclamaient par leurs costumes qu'ils étaient des personnages de pièces parlant de l'Angleterre Elisabéthaine, ou - subtilité trop grande pour notre époque moderne - à la fois de l'Angleterre Elisabéthaine et de la Rome ancienne. De m&ecrirc;me que les planches pouvaient être à la fois de vraies planches et une for&ecric;t, de vraies planches et un bateau en mer. La rapidité de l'action, les brusques changements de scène exigent - si l'on veut du naturalisme - autant de souplesse que le cinéma, et c'est par les films que nombre de gens aujourd'hui accédent à Shakespeare.

Ce qui n'est pas cinématographique en revanche, c'est sa façon de traiter la langue. Dans un film, ce que nous voyons et plus important que ce que nous entendons - les choses n'ont pas tellement changé depuis l'époque du cinéma muet. Pour Shakespeare, les mots sont tout - pas seulement ni d'abord leur sens, mais leur son. Il voulait cogner, courtiser, enchanter les oreilles des spectateurs, et, pour chacune de ses pièces... il ouvre son inépuisable coffret à mots et répand l'or à profusion. Dans les pièces du début, Roméo et Juliette ou Richard II par exemple, le génie verbal est d'ordre lyrique, musical. De longues tirades, qui souvent bloquent l'action, tissent de superbes images, jouent avec les mots et les sons. Dans les pièces plus tardives - Antoine et Cléopâtre ou Le Roi Lear - la langue devient abrupte, compressée, parfois discordante, et souvent difficile à comprendre. Mais les mots continuent à jaillir - ne donnant jamais l'impression d'une composition lente et précautionneuse, d'une recherche tranquille du mot juste. Nous savons par les témoignages de Hemming et Condell, et de Ben Jonson, que Shakespeare écrivait avec grande rapidité et facilité, raturant peu. Ce qui explique cette fièvre de l'expression : n'ayant pas le temps d'attendre que lui vienne le mot juste, il l'invente.

Se soucier du son des mots signifie se soucier des oreilles de celui qui l'entend. Shakespeare connaît bien le public Elisabéthain auquel il s'adresse, ce méli-mélo d'aristocrates, de beaux esprits, de galants, de malandrins, de marins et soldats en permission, de collégiens et d'apprentis, qui ressemble plus à celui de nos cinémas que de nos théâtres (en Europe en tout cas). Il essaie de créer une intimité avec ces gens, de les faire entrer dans la pièce, et les longues tirades ne sont pas des discours que l'acteur se tient à lui-même, plutôt une façon de communiquer avec le public. Comment d'ailleurs ne pas tenir compte de ce public ? Baignant dans la lumière du jour, les spectateurs entouraient la scène sur trois côtés, certains même s'asseyaient dessus. L'acteur moderne, coupé des gens par les projecteurs et l'obscurité, peut faire mine de les prendre pour des rangées de choux. L'acteur Elisabéthain, lui, se devait d'établir le contact avec des spectateurs critiques, parfois tapageurs, en tout cas des êtres de chair et de sang, non des abstractions cachées dans le noir. A ce public il fallait donner ce qu'il voulait, et parce qu'il était de tout un peu, il voulait une variété de choses - action et sang pour les illettrés, belles phrases et mots d'esprit pour les galants, matière à apprendre, penser et d'battre pour les collégiens, humour subtil pour les raffinés, bouffonneries pour les non-raffinés, histoires d'amour pour les dames, chant et danse pour tout le monde. Shakespeare donne tout cela, comme nul autre auteur dramatique ne l'a jamais fait.
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Avec Roméo et Juliette, remarquable tragédie lyrique ... Shakespeare tente, en bonne opportuniste qu'il est, de réaliser un spectacle capable de plaire à toutes les couches de son auditoire - combats, comique de bas niveau, truismes philosophiques (à l'attention des étudiants des Ecoles de droit qui peuvent les noter dans leurs carnets), jeunes amours infortunées, mort prématurée. Sans oublier, sous-jacente à l'intrigue qu'il a tirée d'un poème populaire, cette touche d'actualité qui figure même dans ses drames apparement les plus éloignés de l'actualité - en l'occurrence une querelle célèbre et meutrière entre deux familles anglaises, les frères Long et les frères Danver, ceux-ci amis de Southampton qui, malgré le mandat d'arr&ecric;t lancé contre eux, organisera leur fuite vers la France.
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En quoi consiste avant tout la grandeur de Shakespeare ? Il semble que ce soit dans la constance de son génie. A son époque même, ils furent nombreux à produire des oeuvres de grande qualité, mais aucun ne fournit cette régularité dans l'excellence que reflétent les pièces de Shakespeare à partir de 1593. Il réussissait dans la tragédie aussi bien que les spécialistes du genre, voire, dans les oeuvres aussi stupéfiantes que Hamlet, beaucoup mieux. Non seulement il n'avait rien à envier aux auteurs comiques patentés, mais il produisait d'étranges et grandes choses dans les domaines que personne d'autre n'abordait - une comédie "noire" avec Mesure pour Mesure, une fantasmagorie échevelée avec La Tempête. Cette excellence dans tous les genres est servie par une langue inouée. D'autres auteurs dramatiques nous ont légué quelques très beaux personnages - la duchesse d'Amalfi, Tamerlan, De Flores ou Volpone - aucun n'en a créé une telle galerie. En Shakespeare se trouvent réunis tous les dramaturges de son temps ; il est vingt hommes et un, et aussi lui-même, énigmatique mais étrangement sympathique. Une grandeur qu'a résumée Alexandre Dumas : "Le plus grand créateur après Dieu".
Nous en resterons là."



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